Le monde extérieur me semble parfois n’être qu’un bruit de fond, répétitif et prévisible, ennuyeux au point de ne plus savoir attirer mon attention. J’ignore tout et chaque chose depuis si longtemps qu’il me semble m’être noyée dans un océan d’opium qui m’a ligaturé membres et sens, me rendant sourde et imperturbable. Je sombre, n’ayant ni crainte ni rien. Les sons qu’émettent les vies des autres bourdonnent contre mes tympans endoloris qui ont appris à les oublier comme un vrombissement incessant venu du fond d’une pièce que l’on habite depuis dix ans.
Mes désirs ont pour mon cœur des secrets qu’ils retiennent capricieusement prisonniers, cachés sur l’envers d’une montagne dont le versant me demeure parfaitement inconnu. Je n’en devine ni les couleurs ni les formes, l’imagine parfois lorsqu’une vision fiévreuse en charrie l’odeur jusque moi. Alors entêtante, elle me possède corps et âme jusqu’à me contrôler et guider mes pulsions sous influence, mes jours sous sa baguette et mon cœur à l’appel. Et puis me désertant me rends à la surdité d’un monde corrompu par l’ennui.
J’ai appris à ne plus rien retenir, à laisser glisser sur ma peau les mots, les images et les envies des autres, me suis rendue imperméable à leurs tourments qui souvent capricieux n’ont su trouver grâce à mes yeux.
C’est pourquoi je suis surprise de me trouver là. Fascinée devant la vitrine d’un tatoueur où trônent ses croquis en trophées. La porte ouverte du salon laisse entrevoir la large pièce principale baignée du soleil estival. Le cuir rougeâtre du canapé happe le premier mon attention, il me rappelle celui contre lequel David m’avait acculée chez lui, à la fin d’une soirée dont tous ses invités étaient partis. Mes mollets heurtant l’accoudoir m’avait poussée à m’y asseoir sous ses yeux avides qui me chauffaient le sang. Il me semble qu’il est la dernière chose en date que j’ai un jour voulue. Voulue vraiment.
J’ignore si je divague, inspirée mollement par mes songes, mais la silhouette de l’artiste au fond du salon me rappelle la sienne longue, élancée, svelte. Il pourrait tout aussi bien être lui il y a quelques temps. Il n’est pas celui dont le torse haut et les bras musclés m’ont soulevée puis maintenue contre les coussins du canapé. Pas encore. Mais je l’imagine posséder la dextérité qui l’avait vu écarter mes genoux n’ayant pas besoin de grand encouragement sous ses paupières à moitié closes qui ont rendues mes jambes faibles et chancelantes. J’observe le jeune homme depuis l’extérieur, entre deux dessins dont les couleurs mielleuses m’écœurent. Je me déplace, histoire de ne plus avoir sous les yeux les licornes et libellules qui trônent fièrement dans le coin de sa vitrine décerné aux poufs venues encrer dans leurs peaux cramées par les UV un souvenir de leur merveilleux été.
Les côtés de son crâne sont si finement rasés que j’aperçois son scalp. Il a un nez aussi droit que le sien, si bien dessiné qu’il devient l’irrésistible attrait de son visage harmonieux. Sur son menton aux poils courts se trouve une pointe d’argent que David n’a jamais eue mais j’imagine sans mal la chaleur de sa langue sur ma lèvre soumise à ses attaques dépourvues de tendresse. Je cherche sans succès les quelques traces de manque ou de mélancolie qui auraient pu trainer dans mon ventre mais aucune de mes tripes ne trahit ses sœurs, demeurant désespérément vides de son souvenir. Je me souviens l’avoir voulu. Je l’ai voulu dès que je l’ai vu sans même savoir ce que je voulais en faire. Mais de ce souvenir ne me reste plus rien, pas même une trace, pas même l’auréole que laisserait une tasse ruisselante et chaude sur une table propre. Rien en moi ne trahit l’émotion que j’ai pu ressentir un jour.
J’aimerais envier les corps tatoués. Les peaux tapissées de passions si durables qu’elles paraissent nécessaires, douloureusement indispensables à leurs êtres qui sans ce petit arc-en-ciel ne sont que la moitié d’eux-mêmes. Mais j’échoue sans me surprendre, me sachant incapable de tenir une lubie suffisamment longtemps pour la vouloir me posséder à jamais. Si je m’étais écoutée chaque fois que l’envie me prenait, mon corps serait un patchwork chaotique de symboles éphémères que j’aurais aimé férocement pour les regretter la semaine d’ensuite.
Je mords ma lèvre boudeuse, détachant mon regard du faux frère de David ayant réussi la prouesse d’attirer mon regard détaché de tout qui d’ordinaire flâne mais ne remarque pas. Je m’apprête, élançant mon corps sur la suite du trottoir, à partir, lorsque je bute durement sur un corps imposant, ma tête et mes avant-bras rencontrant un unique buste fort comme un arbre. « Et bah putain. » Je déclare sans excuse à son menton. Je n’ai pas encore vu son visage mais j’imagine aisément que sous son vêtement se cachent de nombreux tatouages. Le contraire me décevrait, rendant incomplet le tableau fugace que m’inspire sa chair chauffée par le soleil.
J’étends un bras comme si je le poussais mais c’est moi qui recule, ma seconde main réarrangeant mes cheveux déjà ordonnés. Les siens sont mieux ordonnés encore que les miens, vus d’en-dessous ils paraissent taillés dans la pierre. Je recule, histoire d’instaurer un peu de décence dans notre échange. Je balaie mon front pour essuyer le choc. Ses yeux clairs me toisent avec une courtoisie que je devine à peine, cachée dans son ombre. Il est si carré. Mes yeux se promènent sans vergogne sur ses membres. Ça doit faire mal, ça doit être bon, un homme fait comme un tronc. Je remarque ses mains et les longs doigts qui doivent jouer des jambes comme un instrument, ses épaules qui tombent lourdes dans une grâce paresseuse, peut-être inconsciente. Je l’analyse sans pudeur dans une poignée de secondes avant de revenir à son visage sous le ciel. Verdict : « Bordel. »